Le libertarianisme, enfant indigne de l’anarchisme

Dans la grande famille des familles politiques de la gauche, l’anarchisme occupe une place historique. En marge des grands mouvements structurés de prise du pouvoir, l’anarchisme a toujours été le courant à penser le premier les dangers du pouvoir en tant que tel, de l’idée que des êtres humains devraient ou seraient légitimes à avoir une autorité sur les autres. Si, contrairement à la pensée répandue, les anarchistes ne sont pas opposé·es à l’organisation des sociétés et à la mise en place de structures pour coordonner le travail et la vie en commun, elles et ils rejettent en revanche l’arbitraire d’ordres donnés par une personne à une autre, légitimés par une “hiérarchie” inventée de toutes pièces.

Dans la pensée libertaire, ou anarchiste (les deux termes étant largement interchangeables), les structures de la société doivent être fondées et leur légitimité continuellement renouvelée par le consentement large de ses membres, jamais imposé par le haut. Cependant, de cette prémisse est né un autre mouvement très différent, issu de la tradition philosophique protestante anglo-saxonne et aujourd’hui principalement développé aux États-Unis.

Parfois appelé abusivement “anarchisme de droite”, le libertarianisme est un courant individualiste qui rejette la solidarité entre membres de la société et l’autorité de l’État spécifiquement. À leurs yeux, l’État n’a aucune légitimité à imposer quoi que ce soit aux individus, qui doivent pouvoir évoluer librement dans une société non régulée où l’équivalent social de la “main invisible” ou des “lois du marché” s’occuperaient de réguler pour le mieux les chances et les possibilité de chacun·e. La règle d’or libertarienne est une loi de la jungle appliquée à tous les domaines de la vie en commun, où les autorités officielles se retirent pour laisser la place à des rapports de force “libres” — concrètement, la possibilité de commercialiser tout et y compris l’être humain (marché des organes, eugénisme et “biohacking”), former des milices privées pour remplacer la police…

Plus encore, les libertarien·nes réfutent la pertinence du concept même de société. Un exemple historique en est l’ancienne Première ministre du Royaume Uni Margaret Thatcher, qui, au sujet des attentes du peuple envers le gouvernement, singeait leurs plaintes : “‘Je suis à la rue, le gouvernement doit me loger !’ et ils rejettent leurs problèmes sur la société, et qui est la société ? Il n’existe rien de tel !”

Une pensée… “moderne”

Le libertarianisme est aujourd’hui une idéologie méconnue mais très répandue parmi les grand·es responsables économiques, actionnaires et patron·nes d’entreprise. Et ceci parce que son projet n’est qu’un prolongement encore plus radical du néolibéralisme, et sert très bien les valeurs comme les intérêts de la classe bourgeoise : le démantèlement complet de l’État, uniquement responsable dès lors d’assurer le respect des contrats “librement” passés entre individus.

Les tenants les plus célèbres de l’idéologie libertarienne à notre époque en illustrent très bien l’idéal : Jeffrey Bezos, antisyndicaliste radical et exploiteur de centaines de milliers de personnes dans des conditions inhumaines parfois fatales, a tout intérêt à retirer à l’État la légitimité de contrôler sa manière de mener ses affaires pour faire signer “librement” des contrats de travail indécents à des ouvrière·ers qui auront sinon le choix de librement retourner à la rue sans aucun soutien ou assurance sociale. Elon Musk, quant à lui, ne cesse de montrer par ses frasques “anti-woke” et pro-Trump tout le danger de permettre à des individus seuls de posséder et faire la loi sur des espaces d’expression publique internationaux comme le réseau social X/Twitter qu’il a acquis sur un coup de tête et utilise comme relais de ses idées, en débannissant de nombreux comptes d’identitaires et néonazis sur le simple motif de son appréciation personnelle de la liberté d’expression (qui par ailleurs ne s’étend pas aussi loin à gauche qu’à droite).

Alors, dans un paysage idéologique mondial où même la pensée de la liberté est pervertie en défense de la loi du plus fort, nous gagnerions certainement à puiser dans la pensée libertaire pour pouvoir proposer un projet conséquent de démocratie radicale qui tienne la solidarité en son cœur.

Crédits

Image : Libertarian at the Tea Party tax day protest 2010 par Fibonacci Blue sous licence CC BY 2.0.

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“Le libertarianisme, enfant indigne de l’anarchisme” par Eliot Fournier, CC BY-SA 4.0. Source : https://laboussole.cc/posts/le-libertarianisme-enfant-indigne-de-lanarchisme/

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